C’est ma tante Madeleine, la soeur de Papa, qui m’a raconté, quand j’avais quinze ans… Maman, elle, n’aurait jamais évoqué ces choses-là devant nous. A l’époque, ça ne passait pas, ç’aurait été du vice… C’était un pêché, avait dit grand-père, après, quand il avait appris qu’on savait… Selon lui, on devait réserver certains sujets aux grandes personnes : la mort en faisait partie.
Nous habitions au premier étage d’un de ces immeubles « nouvelle vague » construits à la va-vite, à partir de 1946, dans la période de la « reconstruction » d’une ville qui avait été anéantie, rasée, pendant la dernière guerre. Dans les années cinquante, les travaux immenses n’étaient pas terminés, et les enfants couraient encore dans des ruines béantes que les bulldozers américains écrasaient, tassaient, pour que puissent s’élever ces bâtiments rectilignes, froids, anonymes, presque staliniens…
De temps à autre, papa rentrait de l’Arsenal, et annonçait, sèchement, d’une voix métallique : « Du côté de Quéliverzan, encore un, ce matin… ! » Une bombe U.S. non éclatée avait déchiqueté un gosse, ou une femme, qui passait là… et ça allait durer longtemps.
L’ « originalité » de notre appartement résidait dans le fait qu’il était situé juste au-dessus d’un bistro… Ce qui mettait évidemment de l’animation, en particulier le vendredi soir, jour de paie ! Mais mon père n’y allait jamais. Cinq ans d’Allemagne, quatre enfants et une épouse à nourrir, son éducation, tout cela imposait qu’il se contente de rentrer, le soir, et qu’il n’aille pas boire sa paie… Et puis, nous étions si bien, ensemble ! « Le grenier de Montmartre » à la TSF, quel délice ! Tous assis en arc de cercle devant le vieux poste en ébonite noire, oui, assis comme devant une télé ! Je me souviens d’une des dernières fois où j’ai entendu ce poste : l’émission avait été interrompue, et le « speaker » avait annoncé, d’une voix lugubre : « Le pape Pie XII vient de s’éteindre ». Et Papa avait entamé avec Grand-père une discussion à laquelle, en 1958, je n’avais rien compris…
J’adorais quand maman me confiait à Tata Kerso… Quand elle avait trop de lessive, par exemple, ou quand il lui fallait faire voir le petit frère au médecin…
Cette « tata » était une voisine, Mme Kersauzon, qui adulait les enfants, les chérissait, les chouchoutait, les gâtait, les pourrissait ! J’étais, j’en suis persuadé, son préféré. J’étais en effet le seul garçon à accepter (avec quelle joie !) de faire du tricotin, de démêler sa laine, d’écouter ses histoires interminables, mi-français, mi-breton…
Ce jour-là, j’avais deux ans, et il pleuvait sans cesse sur Brest. Un soir de janvier, gris, glacial, un de ces soirs où même le caban ne sert à rien après un quart d’heure, trempé comme une éponge…
Nous n’étions pas au dessus de « l’Abri de la Tempête », mais deux étages plus haut, chez une autre voisine. Papa – ce fut, je crois, le seul jour de sa vie – n’était pas allé à l’Arsenal, et avait effectué plusieurs trajets mystérieux, avec sa Juvaquatre que grand-mère lui avait payée après avoir gagné à la Loterie des Gueules Cassées… Nous ne l’avions pas vu de toute la journée.
Nous entendions tout de même les cris, les exclamations des marins et des ouvriers… De temps à autre, l’un d’eux sortait en titubant, puis attiré comme par un aimant, se ruait de nouveau dans le bar, trempé de pluie et de bière. Les marins, eux, devaient veiller à ne pas tomber sur le passage de la patrouille maritime, car c’étaient alors les coups de matraques qui pleuvaient !
Ce n’était certes pas la première fois que nous allions chez cette voisine. Mais j’étais, paraît-il, vaguement pensif, « perdu dans mes pensées » avait dit Tante Madeleine, surtout lorsque nous allions « en ville » voir Hervé, notre petit frère, qui gémissait dans un berceau, au fond d’une grande chambre d’hôpital, jaune, sale…. Et puis, Maman, où était-elle ?
Une Peugeot s’approcha, silencieuse, et vint se garer discrètement le long du trottoir. Les essuie-glaces battaient à toute vitesse, chassant à grand peine les trombes d’eau.
J’aimais, quand j’eus l’âge de m’intéresser aux voitures, ce modèle, que j’appelais « la voiture qui louche »… car cette Peugeot (102, je crois) arborait une calandre très étroite, qui protégeait deux phares tout rapprochés, comme des yeux…
Le Docteur Kerbras (oh, que je ne l’aimais pas, celui-là !) sortit et claqua sa portière, protégeant de son mieux sa vieille sacoche, et secoua son pardessus et son chapeau à la Léon Blum, avant de s’engouffrer dans l’entrée, provoquant un soudain silence dans le bistro. On le connaissait, même si on ne l’y voyait pas souvent…
Nous entendîmes les pas précipités du médecin dans l’escalier, tandis que Papa arrivait lui aussi. Ils entrèrent en même temps, Papa serrant dans un linge les petites affaires d’Hervé.
Notre père nous annonça : « Maman reviendra dans quelques jours à la maison, les enfants; elle est très fatiguée… ». En réalité, elle avait craqué, depuis deux semaines, et errait, fantôme en pleurs, dans les couloirs d’un autre hôpital.
Quelques minutes après, le médecin expliquait à mon frère aîné qu’il n’avait rien pu faire, que l’ « hernie étranglée » avait évolué trop vite, et qu’Hervé était sans doute heureux, là haut.
Et, en bas, ce vacarme de verres, de beuglements…
J'ai écrit plusieurs des textes que je "publie" ici pendant une période très difficile de ma vie. Ces textes sont en partie romancés, enjolivés ou au contraire dramatisés, selon mon ressenti du moment. Ils ne peuvent donc pas être considérés, à la lettre, comme une sorte d'autobiographie (mais ... en grande partie, tout de même !). Les personnes concernées (particulièrement les membres de ma famille, bien sûr) sauront faire la part des choses, et même (merci à eux !) me faire parvenir leurs précisions, leurs corrections, et leurs commentaires.
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