Re-connaissance.
Tu me le disais toujours,
dès le moment où nous sommes entrés en vie commune : " Je
serai ton amour, à vie ". Je plaisantais : " A vie ? ça y
est, je suis condamné ! mais quelle condamnation, j'en redemande !
..."
Et nous éclations de
rire, et je cherchais ton visage, et mes doigts, se faisant les plus
doux, s'infiltraient avec tendresse dans ta chevelure. Je te disais
que tu étais si belle, tu me répondais "dingo, tu dis
n'importe quoi !" et j'insistais, tentais en vain de
m'expliquer, de te faire ressentir mes sensations, je bredouillais
gauchement que "mes doigts avaient des yeux" ...
Elle ne s'est jamais
plainte de mon handicap, "je fais avec" ... Et même, elle
m'affirmait qu'elle finissait par l'oublier. Elle en parlait très
peu, elle m'avait confié un jour qu'elle éviterait de faire la
garde-malade, qu'au contraire elle m'apprendrait l'indépendance. Et
nous étions très bien ainsi.
J'étais abonné aux
"Donneurs de voix", je dévorais des livres-audios, le
casque sur les oreilles. Mais cela nous séparait, créait entre nous
une barrière très gênante. Et cela m'isolait du monde entier, pas
seulement de sa présence.
Très souvent aussi, nous
profitions, assis dans notre canapé, de la musique (douce, calme,
notre préférée), main dans la main. Le jazz était aussi notre
grand ami, notre complice, qui agitait nos doigts et nos pieds.
Lorsque nous n'étions pas d'accord sur le rythme, nous nous serrions
les mains plus fort, et nous nous enlacions.
Le "quelque chose qui
ne va pas" dans notre vie devenait cependant de plus en plus
présent, puis pesant, puis, certains jours, insupportable. Je
l'évoquais avec elle, m'en plaignais, chose nouvelle qui la décevait
et la rendait taciturne et même boudeuse Puis elle devint
impatiente, agressive, allant même jusqu'à m'enjoindre de "faire
des efforts" !
Un jour, elle rentra d'une
de ses sorties en ville qu'elle s'octroyait pour souffler un peu, et
m'informa qu'elle était tombée, devant la vitrine d'une pharmacie,
sur une affiche qui présentait une nouvelle technique opératoire en
ophtalmologie. Cette "nouveauté fracassante" pouvait aller
jusque ... redonner la vue ou la donner aux aveugles de naissance !
Elle avait ri toute seule,
faiblement, d'un rire triste. "Un rire de clown",
pensa-t'elle. Pourquoi, de clown ? elle en parlerait à son psy.
Encore un de ces remèdes-miracles pour fatigués du bulbe ...
Une semaine plus tard,
elle n'en pouvait plus. Elle avait passé et repassé en boucle,
surtout la nuit, les pages qu'elle avait dénichées sur Internet, à
propos de cette révolution, elle m'en parlerait.
Sur le coup, je partis,
comme elle, d'un rire fou, forcé, presque dément. "Tu te
fiches de moi, tu es méchante, tu n'as plus de coeur , dis-moi
plutôt que tu en as assez de supporter ma cécité, je
comprendrai..."
Au fil des jours, cela se
révéla de plus en plus crédible, grâce à des contacts, que
j'avais acceptés, avec un des grands pontes de l'ophtalmo en France.
A force d'explications, de "leçons d'oeil" (baptisées
ainsi par moi-même ), de discussions longues, difficiles, enflammées
même, ce chirurgien parvint à me convaincre. Et puis, je n'avais
rien à perdre. Mais un secret espoir était né ...
Ce fut long : une série
d'examens, des visites épuisantes, une préparation et des contacts
avec un psychologue, et ... Vogue la galère !
Ce n'en fut pas une. Après
une opération sans problème, et un court séjour d'hospitalisation
pendant laquelle je fus placé - pour quelle raison ?- en chambre
stérile, on m'annonça ... qu'Elle allait pouvoir entrer me voir !
Elle franchit la porte,
m'aperçut de loin, et s'effondra, en larmes, me couvrant de baisers.
J'hésitais encore à ouvrir les paupières.
Puis je la découvris. Mon
coeur battait la chamade. Un ange. Pas d'autre mot. Un être irréel.
la Beauté, telle que je n'avais jamais pu imaginer, Elle était très
différente de celle que j'imaginais, et beaucoup plus belle ! ...
Le silence dans lequel nous restâmes ce jour-là, enlacés, nous
jetant un coup d'oeil de temps à autre, était béni, une de ces
visions qui touchent au surnaturel.
Notre retour à la maison
fut une fête débridée, nous étions fous, littéralement.
Embrassant tout le monde, sans arrêt, nous riions, nous nous
esclaffions comme des enfants, je buvais à grands seaux le "plaisir
ordinaire" (paraît-il) de voir. Voir, tout simplement ...
Elle était tellement
étonnée, émerveillée des modifications qui entraient dans nos
vies, qui la bousculaient un peu, mais ... c'était tellement bon !
Nous nous redécouvrions,
nous renaissions, nous étions, plus que jamais, fusionnels.
Le mois suivant, après un
voyage "de noce" inoubliable, nous nous installâmes dans
une existence légère, aérienne, évanescente, sur un petit nuage.
Les premières atteintes
survinrent alors : ma vue se dégrada très rapidement, les résultats
de l'opération étaient décevants. Le mal allait suivre son cours,
inexorablement, m'avait avoué mon chirurgien.
Je décidai d'en prendre
mon parti (ou alors était-ce parce que je savais que ce serait
irréversible ?)
Un soir je l'enlaçai
tendrement, fixant son regard que je pouvais encore percevoir, et lui
déclarai doucement : "Tu sais, mon amour, je t'ai vue, je t'ai
vue, tu entends ? et maintenant je peux m'en aller, excuse-moi. Ton
image en tête, je peux mourir".
Loïc, sur une proposition de "ECRITURE CREATIVE", ICI.
"Voir, Naples, et mourir ..."
"Voir, Naples, et mourir ..."