Je sentais que mon blog se languissait,
s'ennuyait d'une façon dramatique,
et n'allait pas tarder à dépérir ...
Aussi, je profite d'une "étape connectée",
là où je me trouve,
pour vous proposer à nouveau une nouvelle
que j'ai eu tant de plaisir à écrire.
Une
nouvelle : Guerlédan.
Chapitre
un.
Autour
du lac de Guerlédan,
et particulièrement
sur sa rive droite et près
du barrage, un nombre important de curieux arpente aujourd'hui le
sentier de promenade d’où
l'on peut d’ordinaire accéder
aux campings, aux aires de détente de détente,
de pique-nique, ou même
à l’aire d'initiation au ski nautique.
Mais
rien de tout cela, en ce mois de mai 2015. Si tant de monde commence
à se bousculer depuis les parkings aménagés pour l’occasion, la
raison en est particulière.
C'est l’assec du lac, un événement
assez rare. L'entretien du barrage est très régulier, assuré par
les vérifications minutieuses de techniciens, toutes les deux
semaines, jusque dans ses entrailles. De plus, une étude
plus approfondie de ses structures et de leur état,
ainsi que de ses machines, se déroule
tous les dix ans.
Le
dernier assec,
c'était en 1985, et
cela avait déjà représenté une occasion de rassembler des
milliers de personnes. On a jugé,
trente ans plus tard, avec l’assentiment de la compagnie
d’électricité, que le barrage réclamait
une autre vidange, pour être
rassuré (et
rassurer la population !) : On n’ose même
pas imaginer la catastrophe, si…
……….
«
Tu reviens, j’ai dit ! Oh mais, tu commences à
nous embêter
sérieusement, toi
! Attention, ça va
être le retour
immédiat au coffre
de la voiture, si tu continues ! »
Louis,
le maître du petit
chien si turbulent, feint la colère,
pour garder son autorité.
Il est en réalité un homme très
calme, posé, et qui
sait bien s’y prendre avec les animaux. Fridu, donc, tête
baissée, ferme la
lente marche. Louis vient de fêter,
à soixante ans, son
départ à la
retraite, et apprécie comme jamais les promenades.
Quelques
mètres en avant, Pierre, le père
de Louis, mène la
file. Il se tient bien droit, fièrement,
s’aidant d’une élégante canne noueuse, qu'il protège
plus que tout, tant elle
lui est précieuse.
Il marche encore, régulièrement, il s’y astreint, mû par un
orgueil qui dirige ses actes et ses pensées. Mais cet exercice est
devenu tellement difficile qu'il doit y engager toute son énergie
et sa volonté sans faille, du haut de ses quatre-vingts douze ans.
Sa canne est le signe, noble et respectable, le dernier sans doute,
de sa position hiérarchique. Il est le chef incontesté de toute la
lignée familiale,
le pater familias, auquel ils se réfèrent
tous, respectueux et toujours obéissants, car il ne peut pas se
tromper, on ne peut donc pas le contredire. Ils l’adorent, ce qui
n'est pas incompatible.
Le
spectacle de cette vallée asséchée est extraordinaire, étrange,
indicible, indescriptible. Un seul mot : une vision lunaire. Une
immense gangue de boue séchée
(qu'il faudra, durant les travaux, désenvaser
en partie ; des camions s’y sont déjà mis) garde des
vestiges de vie : pans de maisons, de cabanes, arbres pétrifiés,
comme les troncs que l'on enfonçait jadis dans l’amont de la
Penfeld, à Brest, pour les durcir et en faire des mâts, à
l'époque de
la marine à voile…
Etrange, plus qu’inquiétant,
le panorama d'un monde irréel,
extraterrestre, peuplé
de fantômes, de
légende et de
korrigans qui, c'est certain, grimpent de temps à
autre sur les berges pour les hanter.
Louis
et son petit-fils Pierrick marchent derrière l’aïeul, sans jamais
chercher à le dépasser. Ils veillent à ne pas frapper
malencontreusement la canne, par le choc d’un pied qui voudrait
accélérer, et le déséquilibrerait : Honte, injure,
sacrilège !
Louis,
alors, lui apprend que « l’eau qui coule, c’est normal »,
car le cours d’origine de la rivière Blavet a repris,
provisoirement, et naturellement, ses droits. Elle s’écoulera
ainsi durant toute la durée des travaux : Six mois, sur le
barrage et les versants de la vallée.
Pierrick
- est-ce à cause de
son âge ?–
n'est pas resté
longtemps impressionné,
et entreprend d'expliquer à
son père et
à son grand-père,
assis pour faire une pause sur un tronc couché, ce qu'il a appris au
cours de l'année
dans son CM2 : les écluses,
les vannes, les biefs, puis s’aperçoit
assez rapidement que ses deux aînés…
connaissent tout cela par cœur
! Leurs mimiques amusées le lui signifient bien, bien que son
grand-père semble préoccupé, la tête ailleurs et le regard fixé
sur l’écluse, là, en bas …
Chapitre
deux.
Le
grand-père décide
que le moment est arrivé pour lui de prendre la parole. Cela ne lui
est pas arrivé depuis
plusieurs mois, car il s'essouffle rapidement et il a aussi une
tendance à s’isoler, à s’enfermer dans ses songes. Il va donc
parler lentement, gravement, car ce qu'il veut dire s’y prête.
Il va s'économiser,
donner ainsi plus de poids et de solennité à ses déclarations.
«
Écoutez moi, Louis et Pierrick. Je sais, Louis, que tu as
déjà
entrepris, dès l'heure de ta retraite, d'accomplir ce qui
t’apparaît comme
un devoir, un cadeau pour
ta postérité
: Tu vas nous raconter, tu vas dire, tu vas coucher, toi le
grand féru d’histoire, celle de notre famille. Eh bien, je veux,
tant que j'en suis encore capable, y participer. En effet -
il se racle la gorge, mais continue sans hésiter - je sais des
choses, des choses qui n'ont jamais été
dites.
Je
vais vous raconter l’histoire de mon papa, votre ancêtre.
Il s'appelait Julien. Il aurait eu cent-dix sept ans exactement
aujourd'hui. Un grand homme, pour nous (mon frère,
ma sœur et moi, le
petit dernier).
Pendant
mon enfance, la région et tout le centre-Bretagne, étaient
bien plus actifs qu’aujourd'hui, grâce
au canal, ce fameux Canal de Nantes à
Brest, qui a apporté
la vie, le commerce, les échanges
humains, les rencontres, et même
parfois les mariages entre «
pays » et «
étrangers ».
Mon père Julien
vivait de lui, grâce
à lui, car il était
marinier. Il
adorait son métier,
cela se sentait même s’il n’en parlait que rarement. Toute
l'année ou
presque, il dirigeait sa grosse gabarre, chargée
de blé ou
de pièces
mécaniques usinées
au port de Brest, quand il descendait vers Redon ou Nantes,
ou alors il remontait vers Brest pour y porter des barils de vin et
toutes sortes de précieuses
marchandises provenant des pays lointains.
Lorsqu'il
prit connaissance du projet de barrage, il fut épouvanté, devint
comme fou et rejoignit
aussitôt le groupe
important des habitants des
villages, qui ne voulaient pas voir disparaître
tous leurs biens, leurs terres, leur gagne-pain, leur vie simple
mais irremplaçable.
Ils
eurent beau se battre bec et ongles, les gens de l'Electricité
gagnèrent, car l'argent est toujours le plus fort. On vit
alors, durant des années,
monter ce monstre de béton.
La construction fit des blessés,
des misères, et
les ouvriers se plaignaient sans résultat
de la petitesse de leur salaire, «
tout juste bon pour des Bretons », avait entendu dire
Julien, un soir, par des ingénieurs cyniques.
Mon
père était
connu pour être un
taiseux, bourru, antipathique et misanthrope, surtout après
ce début de chantier qui était pour lui un drame. Il n’aimait
que son chien Youki, qui l’accompagnait dans ses longues
promenades dans la forêt,
quand une escale lui en offrait le loisir. Ses rares voisins le
nommaient « le berger » :
Il en avait le comportement solitaire et renfermé.
Un
seul homme lui convenait : Mathieu, l'éclusier.
Il était fréquent
que Julien fût logé chez lui, lors de ses escales au
« Rond-Point ». Il profitait alors du gîte
et du couvert, et d’une solide amitié,
semble-t-il, qui avait peu à
peu amadoué cet homme sauvage. Julien appréciait très
sincèrement Mathieu, qui régnait
en seul maître sur son écluse et sur son potager, ses royaumes. »
Chapitre
trois.
Et
Pierre parle, lentement, pesant chacun de ses mots, d'une voix
monocorde ; Louis et Pierrick sont hypnotisés,
subjugués par son
récit. Fridu, lui,
en a assez de cette immobilité
forcée. Il s'agite à
nouveau, court comme un fou sur cinquante mètres, revient en
haletant, repart en aboyant …
Rien n'y fait, ni les ordres ni les caresses.
«
Je n'y comprends rien, il se passe certainement quelque chose
» s’inquiète
Louis. Pierrick, va donc le promener, cela devrait le calmer ».
Pendant
toute la durée de
cette interruption, Pierre est resté
immobile, statufié
comme le paysage, et muet, les yeux mi-clos. Il revit de toute
évidence des
événements
important et douloureux. Puis il s'adresse à
son fils :
«
Ton grand-père
Julien parlait souvent à
la famille d'une façon
bizarre : Il affirmait se trouver au centre d'un combat, de luttes,
de persécutions.
Il exprimait des regrets, des rancoeurs, tout cela de manière
diffuse, imprécise, sans parvenir à poser des mots sur ses maux.
Son métier, ses
combats, ses échecs
? Il était,
disait-il, accablé de
remords… des
remords, pourquoi … ? Personne n'avait jamais eu la moindre
réponse.
La
voix de Pierre s’était
peu à peu
affaiblie, devenant presque inaudible. Son visage était
empreint d’une immense tristesse. Il semblait être
un enfant perdu, tout son être souffrait d’une détresse
profonde.
Mais
Pierrick revient, il a réussi
à calmer Fridu et
il s'assoit près
des deux hommes.
Alors
Pierre, s’efforçant de ne rien laisser paraître,
se lève avec peine, et ordonne, d’un ton n’admettant aucune
réplique :
Chapitre
quatre.
Pierre
a repris la tête de
la marche. Cette
fois il marche d’un pas bien plus assuré,
comme si ses déclarations
l’avaient libéré,
lui donnant des ailes. Louis et son fils le suivent, impressionnés,
s’interrogent, se
regardent souvent, sans trouver que dire. Ce trajet semble
interminable. D'un sentier de forêt,
ils atteignent progressivement le bord de ce qui est «
normalement » un
lac. Plus aucune trace de vie, si ce n'est un amoncellement de
détritus de toutes
sortes répandus sur
le fond, jetés par les touristes qui visitent en bateau, ou par les
passants …
Un
embarcadère, près
de la passerelle du départ
du ski nautique. Pierre reprend la parole, tous s’arrêtent
de nouveau, se figent.
«
En 1930, tout a été
fini. La mise en eau était terminée,
Julien n'avait plus aucun espoir de garder son travail, d’autant
que le canal allait être incessamment fermé à la circulation. Il
trouva bien par intermittence des travaux en louant ses services
comme journalier, errant de ferme en ferme. Cela ne dura qu'un
temps, car cette situation lui était
insupportable.
Mon
père repéra alors l'embarcadère
: Un ancien langoustier, le Sans-Gène, avait, avant la fermeture du
canal, été
racheté,
remis en état et
conduit de Croix-de-Vie, en Vendée,
jusqu'à Brest. On
l’avait rebaptisé le Gwen ha Du, et dirigé avec des précautions
infinies jusque Guerlédan. Il remplirait dès
lors les fonctions de «
bateau de tourisme »,
faisant à longueur
de journée, en
été,
le tour du lac…
Julien y trouva un emploi de matelot-mécanicien,
qui lui convenait bien mieux. Je me souviens bien : Il semblait
avoir débusqué
un vrai travail, il s'y investissait. On le voyait même
… sourire, assez souvent ! »
Chapitre
cinq.
«
Tout n’allait pas si bien, hélas,
continua Pierre. Assez rapidement, le visage de Julien reprenait son
expression de grande fatigue, de renoncement, de remords, de
désespoir. Et cela
se passait, curieusement, surtout lorsqu'il venait de terminer une
de ses navigations autour du lac, alors que le Gwen ha Du passait
juste à l’aplomb des écluses
englouties ... »
A-t-il
entendu le nom de ce bateau ? Fridu tremble. Il gémit,
tire sur sa laisse …
Tous
approchent maintenant de l'écluse,
puis de la maison. La boue colle aux bottes, mais après
plusieurs jours d'assec, c'est praticable. Une grande émotion les
envahit soudain, et leur coupe le souffle.
Des
bruits curieux, de terre remuée et de siphon : Fridu creuse, enragé,
insensé,
frénétique.
Pierre n’y tient plus, devient fébrile. Sa
canne ne le supporte plus, il n'en a plus besoin d’ailleurs,
il l’a oubliée.
Il
passe derrière la
maison, dans l'ancien appentis. Louis doit l'empêcher
de s'écrouler, lui
tape les joues pour éviter
l'évanouissement :
Fridu revient, tenant dans la gueule une petite boîte
en cuivre, en bon état, ornée
d'une ancre de Marine.
Chapitre
six.
Au
retour du lac, Pierre a exprimé,
dès son retour à la maison, son grand désir
de voir toute sa famille rassemblée. Il est bien conscient d'avoir
pris un sacré coup
lors de cette aventure. Il ressent un besoin irrépressible
de rompre le non-dit.
«
Mon père
Julien se confiait beaucoup à
moi. Mes frères
et sœurs ne lui en
semblaient pas dignes, je n'ai jamais pu savoir pourquoi…
Alors,
voilà : Julien, du
temps où il était
marinier, s’amarrait habituellement chez Mathieu l’éclusier,
oui. Mais, trois ou quatre ans avant le début
de la construction du barrage, il s'arrêtait
aussi – de plus
en plus souvent – à
l'écluse de
Trégnanton, en
aval. Il y rencontrait une douce Marie…
Marie
était la fille de
cet éclusier. Mais
l’homme était
aussi – c'était
chose courante –
ardoisier, et de plus, propriétaire
de plusieurs hectares de terres, confiées
à des fermiers. Il
vivait donc bien confortablement, et envisageait d'un très
mauvais œil la
préparation d’éventuelles noces entre sa chère
Marie et ce « coureur
de jupon » (Des
rumeurs circulaient dans la vallée,
qui répandaient, à tort, ce surnom).
Pierre
continue :
«
Un soir, mon père
m'a appelé. Au bout
de pénibles efforts
Il m'a avoué :
il avait dérobé
cette boîte
en cuivre dans la gabarre d'un copain. Il l’avait garnie d'une
bague, qu’il offrirait à
Marie, à l'occasion
des fiançailles
qu'il espérait tant
…
Epilogue.
Louis
a bien observé la
boîte. Elle est
bien sale, mais il parvient, avec peine, à
l'ouvrir : elle est vide.
Et
Fridu tourne en rond, éperdument
…