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Françoise Héritier, "Le goût des mots", éd. Odile Jacob, décembre 2013 |
Un "travail" fait dans l'atelier "l'Ecume des mots", à Fouesnant (http://ecumedesmots.wordpress.com/) :
à partir de « Le goût des mots »,
de Françoise Héritier :
Sonorités des mots,
musique des mots, couleur des mots,
sensations, émotions
apportées par les mots.
……………………………………
Lorsque j’étais enfant, il m’était interdit - à cause de mon
âge, et aussi, paraît-il, pour des raisons de secrets militaires - de pénétrer
dans le lieu où mon père passait la plus grande partie de son existence : l’atelier
de réparation des véhicules destinés aux déplacements à l’intérieur de l’Arsenal
de Brest, mais aussi sur les ponts de certains bâtiments de la Marine comme les
porte-avions, pour ce qui concernait les vélos, les Solex et autre Mobylette.
Je lui demandais souvent de me dire la mécanique, de me
raconter l’ajustage des pièces, et de me présenter les « choses ». Les choses…
C’étaient toutes ces pièces, ces outils, dont il me donnait une idée de l’usage
lorsque nous visitions un garage automobile, en ville. Là, nous avions l’autorisation
(seulement parce que le garagiste savait que mon père était mécano) de
déambuler dans le magasin, véritable caverne d’Ali Baba. Mais : défense de
toucher ! Car le rangement et l’ordre était bien sûr les mots d’ordre absolus.
Et mon père parlait, énumérait, expliquant parfois le rôle
des pièces, les fonctions d’un organe dans un appareil… Et cela – je vous le
jure – faisait de la musique. Et l’odeur de l’essence, et la couleur cambouis,
qui était pour moi celle des mains de mon père, depuis sa naissance
certainement … !
« Vilebrequin, alternateur, la chemise du cylindre, les
cylindres en V, les pistons, le carburateur et son gicleur, les charbons du
démarreur, les pignons de la boîte de vitesses… »
« La clé de force, la clé de pipe de 10, la clé auto-dynamique… »
Ne manquait que la clé de sol !
Et ces expressions si parlantes, qui pouvaient être
délicieusement interprétées dans des sens tout autres, hors du contexte : « l’embrayage
broute, tes cylindres marchent sur trois pattes, faire tout patiner, le circuit
de frein est cuit, mettre toute la gomme, ne pas forcer la direction pour ne
pas péter les rotules, lâcher les gaz, se mettre à la masse, passer la bobine au
sèche-cheveux », « Tu vas surchauffer, si tu ne t’occupes pas de tes
segments ! »
Mais, malgré toute la poésie, malgré les airs entendus que
prenaient avec complicité le mécano et le garagiste, malgré l’odeur des garages,
je ne suis pas tombé dans la fosse, je n’ai pas coulé des bielles jusqu’à la
retraite dans ce métier…
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